Extension du terrain de Je

J'aime les orages. Les merveilleux orages

J’aime les orages… Les orages qui grondent… là-bas… là-bas… Les merveilleux orages !

Extension
du terrain
de Je

Je pars du principe que « Je » est une construction du cerveau destinée à faciliter la gestion d’un corps particulièrement complexe, puisqu’il comprend toutes sortes d’organes et de membres comme des nageoires, des poumons, des pattes, des oreilles, des senseurs olfactifs ou magnétiques, des langues, des branchies, des ailes, des foies et des rates, sans oublier toute cette multitude d’alinéas et de codicilles, à travers lesquels galopent nos copines les hormones. C’est du boulot. « Je » aide à la gestion du foutoir, avec pour conséquence la plus spectaculaire que « Je » ne veut pas mourir, et fera tout pour que son corps subsiste. Pour en savoir plus et mieux, lire les neurophysiologistes n’est pas inutile. On peut commencer par Alain Berthoz.

Nous avons toujours habité le château

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours logé ici, au sommet du donjon. Au début je n’étais certes pas si correctement conscient du monde, que j’avais tendance à prendre tout entier pour moi. Puis un jour j’ai dû faire la différence entre le monde et le château. Il y eut un extérieur. Ce fut, m’a-t-on dit, une déchirure. Une amputation, probablement. Je me suis ramassé sur mes murs.

Puisqu’il y a un extérieur, il y a aussi un intérieur. Bien des châtelains n’en ont pas conscience, et se croient châteaux entiers. Mais j’ai bien vu que je ne fais que rôder dans la dernière pièce, tout en haut du donjon. Je lève « mes » herses, je baisse et remonte « mon » pont-levis, mais c’est bien tout. Car les bruits et les vibrations qui circulent dans « mes » couloirs me montrent assez ce qu’il en est : ce n’est pas moi qui les produits, et ce n’est pas moi qui ouvre et ferme toutes ces portes.

Moi je m’occupe, depuis mon donjon dressé dans le ciel, à envoyer des signaux aux autres donjons. J’ai pour ce faire divers instruments au maniement subtil, que j’aligne sur des fenêtres à certaines heures, ou que je pousse sur les balcons. Bien entendu, moi-même ne sors jamais sur les balcons. Car je suis enfermé à l’intérieur.

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Il y a au moins une autre entité qui rôde dans mon château. Je ne la rencontre jamais. Je détecte ses traces. Je crois qu’elle utilise les parois pour agir, les membranes, et aussi le vent dans les couloirs. J’entends des tambourinements et des coups sourds, des portes qui grincent, un escalier qui ronfle. Une tour trépide soudain, une girouette crépite d’un faux saint-Elme. J’ai bien dit faux : on veut me faire croire que c’est l’extérieur qui se manifeste là, mais je sais, après tant d’années, faire la différence. Ici c’est bien cet occupant inconnu qui suscite le feu. Cette autre entité agit sur le château de façon plus souterraine mais plus globale que moi, déborde jusque là où je ne vais pas, et intervient même dans des domaines que je me croyais pourtant réservés.

Il m’arrive ainsi de faire une chose, mais la manière en est si biaisée que je comprends bientôt qu’il est impossible que ce soit moi qui l’aie voulue. Parfois même, le pont-levis se baisse à mon insu. Je le redresse. Quelque temps plus tard il est de nouveau baissé. Je n’ai rien entendu.

C’est très perturbant. Qui suis-je alors, sinon un prisonnier ? J’ai parfois l’impression d’être un organe du château, ou son esclave. L’autre qui rôde et frappe dans les voûtes en est peut-être aussi un. Nous habitons ici mais nous ne sortons jamais, nous ne savons même pas comment faire pour nous extraire de l’endroit où nous nous tenons. Nous n’avons ni les cartes du lieu, ni les clés.

Le corps ambulant

La motricité apporte tant de liberté ! Je m’avance vers les autres. Je les touche du bout de mes tentacules, je leur serre la main, nos queues s’entrelacent familièrement. Nous nous battons, nous faisons l’amour, nous buvons des cafés ensemble, nous partageons un cadavre de pigeon.

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« Ensemble »… Ensemble mais tellement séparés ! Car il n’est nulle connexion intime avec autrui. Chacun, prisonnier de son corps, émet et reçoit des signaux, agite des membres, mais où est la communion ? Où est la fusion ? Nous ne sommes que des esprits, de pauvres étincelles fragiles, et nous utilisons le peu que nous pouvons manipuler de nos corps pour communiquer avec nos frères.

Fondamentalement, nous sommes seuls. Nous sommes d’immenses solitaires irrémédiablement intriqués dans une chair qui nous maintient en vie, et que nous servons à peu près tout le temps. C’est quand même une drôle d’existence, tout ça.

Une fenêtre

Voici un système connecté à Internet. Cet engin, que ce soit un ordinateur ou une tablette, un smartphone, est comme un livre, en ce sens qu’il exporte et importe des messages d’une façon tellement atrophiée par rapport à ce que nous en rêvions, que notre imagination, ce théâtre si puissant, fait tout le reste ; et alors, des lignes il sort un univers entier. Car c’est le propre du livre d’allumer dans chacun un monde unique. Et c’est tout l’intérêt de ces machines qui nous connectent à Internet de nous obliger, par leurs limitations même, à imaginer un univers collectif.

Voici une interface : un clavier, un écran. Voici la couche suivante : Twitter ou Facebook, The ChangeBook etc. Nous agissons là-dedans de manière ténue, mais si riche déjà ! Car il n’y a ici nulle illusion de contiguïté, nulle possibilité d’expérimenter de la promiscuité : enfermés dans nos corps, reculés derrière des écrans, nous projetons nos « Je » en voyage à travers les câblages du réseau mondial. Nous rêvassons en ligne, et ne pouvons, pour nous occuper, qu’utiliser le moyen de petits messages. On ne bousculera donc jamais personne. C’est l’imagination qui fait tout le reste.

Surtout, voici que nous communiquons avec des gens que jamais nos corps n’auraient pu atteindre. Nous avons des amis invisibles ! Est-ce grave ?

Le masque

Je n’ai pas besoin de peigner ma tête pour aller voir les autres sur Internet, mais je me dois pour eux et pour moi d’y porter un joli masque, adapté à ce que je veux montrer. C’est mon avatar. Si je veux, je puis aussi posséder différents masques, pour bien cloisonner mes activités, et séparer mes personnages. Masques et personnages me donnent ici une liberté formidable, qui est celle d’être ce que je veux, en me simplifiant par sections. Ici je suis écrivain et aussi éditeur, et je tiens un blogue en copropriété avec un autre « moi » qui est moi aussi, ou plutôt qui est aussi à moi. Dans cet autre monde, « Moi » est polémiste politique, et ses productions d’écrivain y sont secondaires – il ne les a toutefois pas isolées, on y accède par le blogue lui-même. Mais « Moi » est aussi, en un troisième endroit, quelqu’un d’autre encore, quelqu’un qui est tout aussi vrai que l’écrivain ou le politique : simplement, ce domaine est strictement réservé à une toute petite population de trois mille à cinq mille membres pour la planète entière. J’y côtoie des gens qui seraient peut-être mes ennemis dans d’autres domaines. Ici nous œuvrons fraternellement, en anglais ou en italien, parfois en français, alors qu’ailleurs nous nous engueulerions jusqu’à la colère noire et dangereuse. Nous faisons donc bien de cloisonner, et je déteste par-dessus tout les fureteurs qui veulent savoir ce qui se cache au-delà d’un profil. Ils empiètent sur ma liberté. Le masque, c’est la liberté.

Le web 3D

Voici, au cœur même du réseau qui nous sert de forum massif, un univers potentiellement infini, composé d’une infinité d’autres univers emboîtés, où les soleils se couchent ou ne se couchent pas. Nos avatars n’y sont pas des images, mais des corps externes. Ils sont des masques mobiles. Nous recréons là-bas des ordres où règnent certaines des lois du monde physique. Cette matérialité apparente, en nous recourbant partiellement sous le joug des corps, nous donne accès à toutes sortes de désirs d’agir ou d’être qui ne peuvent s’épanouir que par des corps justement. Ainsi, au fil des améliorations techniques, nous pourrons bientôt exprimer nos émotions par des gestes et des grimaces, selon un répertoire tout de même plus riche de nuances que le pauvre dictionnaire des émoticônes qui nous sert dans le web 2D.

Nous retrouvons dans ces univers les saisissements de la promiscuité, de la foule, des entassements, des queues aux entrées des passerelles, de la nécessaire politesse qui est ici une version essentiellement gestuelle et posturale de la netiquette – l’une n’annulant certainement pas l’autre.

« Je » visite des mondes innombrables. Plus le temps passera, plus ils seront riches et beaux, terribles, épouvantables, sensuels ou mornes. Ils seront ce que nous voudrons qu’ils soient.

Châteaux, corps mobiles, réseaux sociaux, univers numériques… Esprit enfermé dans une chair handicapée, tout d’un coup Internet t’offre la clé des champs infinis. Sur ton fauteuil roulant tu n’es prisonnière, ô pauvre âme, de plus rien que la matière. Si tes semblables jadis ont vécu des vies atroces, immobilisées dans un presque néant, toi, dans un corps tout aussi déficient tu as pu chausser des bottes de sept lieues.

L’aurore de la conscience collective sera le prochain phénomène lumineux observable depuis nos petits châteaux. Un jour nous nous échapperons.

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Toutes illustrations Allan E. Berger (CC BY-SA 3.0)

A propos alabergerie

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5 commentaires pour Extension du terrain de Je

  1. Dans ce monde la liberté exige des trompe-l’œil. Quelque part nous rejoignons une ancienne maxime, « Pour vivre heureux, vivons cachés ». Nous le faisons en pleine lumière et le paradoxe n’est qu’apparent.

  2. alabergerie dit :

    @ Alain : « La discrétion est la première des vertus. Nous lui devons bien des instants de bonheur. » Denon, « Point de lendemain ». Dans ce petit roman nocturne, Denon agit sous le couvert des nuages, sous la protection de la Lune. Plus tard, sous Bonaparte, il poursuivra ses plans personnels en pleine lumière, et aux avant-postes. Alors il portera un masque, tout comme nous autres d’Internet.

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