En cheminant avec Lu Xun (II) :
Les écrivains et la révolution
« Chaque littérature est le produit de son milieu, et si des dévots de cet art aiment affirmer qu’il provoque l’événement, la vérité est que la politique vient d’abord et que la littérature se transforme en conséquence. » Lu Xun : Réflexions sur la nouvelle littérature d’aujourd’hui – 22 mai 1929.
Avant la révolution, bien des écrivains produisent des œuvres dénonçant les injustices, mais bien peu ont une idée ne serait-ce que pas trop floue de ce que devrait apporter l’avenir. Et quand la révolution explose, ces écrivains se taisent, ou deviennent d’un seul coup obsolètes.
Écrire demande du temps. Même si l’on peut écrire sans argent, il faut d’abord trouver du temps. Et pour avoir du temps, il faut ne pas avoir à chercher sans cesse de quoi vivre, soit par un emploi, soit par la mendicité. Il faut donc être intégré ou toléré dans un milieu qui a su s’adapter aux conditions sociales du maudit régime que l’on dénonce. Voilà pourquoi, dans le monde moderne, les écrivains “révolutionnaires” d’avant une révolution ne sont rien d’autre que des écrivains de la petite bourgeoisie ou de la petite noblesse, ou des satellites d’icelle. Même Rousseau, qui est un des pères de la démocratie (je ne dis pas de notre démocratie), fait petit bourgeois malgré ses airs bohèmes ; mais il le sait, et il s’en veut, et il en veut même à ceux qui l’entretiennent. Il vit douloureusement le conflit entre ce qu’il est et ce qu’il voudrait être. Il meurt avant la Révolution.
Celle-ci produit ses propres ouvrages. Des écrits politiques, puis de la littérature – la littérature politique, quant à elle, restant une denrée plutôt rare.
Enfin, « c’est quand la révolution a obtenu quelques résultats et que le temps de respirer un peu est venu que les nouveaux écrivains révolutionnaires commencent à apparaître. »
Je vois donc bien que je ne suis pas un écrivain révolutionnaire. Je m’en doutais un peu.
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Je n’ai écrit que deux ouvrages qu’une critique hâtive pourrait qualifier de “révolutionnaires”. Dans l’un on y fait effectivement une révolution intense et planétaire, mais il faut attendre deux tomes et demie avant que celle-ci commence ; tout ce qui précède la seconde moitié du troisième tome fait partie de ce qu’on pourrait appeler de la “littérature pré-révolutionnaire”, produite par la petit bourgeoisie qui gémit avec talent sur les injustices du monde. Au moins n’ai-je pas prétendu parler au nom des prolétaires ; mais je l’ai fait au nom des précaires, et comme il y a des précaires dans toutes les classes, je suis à ma place et n’en usurpe aucune. Tout est pour le mieux.
Puis j’ai écrit un livre intercalaire, sur quelques prolétaires, justement, que je fus amené à côtoyer. Preuve éclatante que je ne pouvais en être, je n’ai pas supporté leur vie plus de quelques semaines. Mon corps ne suivait tout simplement pas le rythme, et risquait de me coûter plus cher à réparer que ce que j’allais gagner au bout du compte. Cela a donné un texte que Laurendeau, toujours indulgent avec les écritures des autres, a caractérisé comme l’ouvrage d’un intellectuel “brechtien”. Vous voyez qu’il ne parle pas de l’intellectuel révolutionnaire (je me demande si des ouvriers ont déjà trouvé le temps et l’argent d’aller voir une pièce de Brecht.)
Enfin j’ai écrit une histoire complètement typique de la “littérature pré-révolutionnaire” dont parle Lu Xun. J’y appuie mon propos sur l’hypothèse suivante : acculés par les circonstances, des gens pourraient retrouver en eux la dignité du chemin droit, et réagir peut-être même collectivement pour se sortir de la déchéance, tant morale que matérielle. Là, pour le coup je mets ma plume entre les dents et je me fâche tout rouge. J’y décris deux tentatives de redresser le monde : l’une qui est le fait d’une personne seule, et l’autre d’une communauté, les deux étant amenées à se rejoindre au-delà d’une nuit hugolienne où l’auteur s’affranchit de toute vraisemblance.
De la première tentative, que dire ? Certains jours, poussés par le désespoir, j’en viens à trouver que j’ai été bien optimiste. Voilà un personnage qui, enragé par une série de viols perpétrés en toute impunité par un contremaître, décide de lui démolir la tête. Son crime une fois commis (car ôter quelques dents à un supérieur hiérarchique est certainement un crime passible du bagne), mon cogneur ne pose pas au justicier et s’enfuit fissa, aidé en cela par quelques camarades. Dans la vraie vie, me dis-je parfois, les camarades en question auraient tout aussi bien pu se saisir de lui et le dénoncer, dans l’espoir de bénéficier d’une approbation condescendante, ou d’une petite pièce pour aller à la taverne, voire de jouir temporairement d’un peu moins de mépris, bref : dans l’espoir d’une remise de peine. En effet, quand on vit au purgatoire, on met ses grands sentiments de côté, on pare toujours au plus pressé, et malheur à ceux qui se font prendre. Chacun sa merde et Dieu pour tous. Du reste, le fascisme est tout de même vivable, n’est ce pas ? Tant qu’on n’est pas un opposant.
Il y a un proverbe chinois qui exprime cette misère. Il y en a même deux. Le premier : « Les héros vivent dans les livres. » Le second : « Une fois bien alimenté et correctement vêtu, on sait différencier l’honneur de la honte. »
Le clocher des tourmentes reste un livre agréable. La fin y est heureuse, et la communauté qui résiste à la dureté du monde y est peinte d’après nature. Les sentiments y sont nobles, et Richard Monette a pu dire de ce texte qu’il était bien écrit, qu’il véhiculait « de belles valeurs humaines, et qu’elles soient de gauche n’est pas un hasard. » C’est toujours ça !
Mais cela ne fait toujours pas de la littérature révolutionnaire.
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Cependant, il faut bien que ceci serve à quelque chose quand même. Prétendre, comme le fait hardiment Lu Xun, qu’un livre n’a jamais changé la politique, est à mon avis partiellement inexact. Si je suis de gauche, c’est bien parce que d’autres l’ont été avant moi, et l’ont écrit. Car ce n’est pas en regardant la télévision qu’on apprend à être de gauche ou de droite ; tandis qu’en lisant des ouvrages de Louis Blanc ou de Léon Degrelle, l’effet est immédiat.
Quant à savoir de quoi la révolution sera faite, si elle sera planétaire ou régionale, je n’en sais rien, et peu de politologues osent s’avancer. Je vois bien que les gens se désintéressent prodigieusement de ce que mon camp peut bien proposer en matière de changement, de radicalité, de “révolution par les urnes” et autres “sixième république”. Ils ne nous croient pas. Peut-être ont-ils raison mais en tout cas une chose est certaine : c’est eux qui feront la révolution, et ce ne sera pas en nous suivant. Il convient donc de nous mettre au service des groupes qui veulent résister ou combattre, au lieu de chercher à coller nos bannières sur toute parole de dignité. Tout en continuant à prêcher nos idées, bien entendu, mais sans espoirs démesurés.
Nul doute que la révolution ne s’avance. La crise financière de 2008 a généré une crise économique, qui a engendré la crise sociale. Une crise politique est donc tout à fait envisageable, qui parachèvera la série. En outre, comme aux époques de décadence, les masques tombent toujours plus violemment par terre, et la figure du démon devient de jour en jour plus discernable. On en vient même à ouvertement souiller, au su et au vu du monde entier, les cérémonies opiacées qui servent d’ordinaire à abêtir les masses. Aujourd’hui le foot massacre et impose des dictatures. Je pense qu’il s’agit là d’une des portes que les puissants n’auraient pas dû fracasser, mais ils l’ont fracassée, pensant peut-être que mouiller leurs victimes dans la corruption morale serait une bonne idée pour les museler encore un peu. Mais il aura d’autres portes fracassées, et quand on aura tout ôté aux gens, le monde s’embrasera. Ce sera probablement très moche.
En fait, nul ne sait où cela nous mènera. « Au début de la Révolution d’Octobre, beaucoup d’écrivains révolutionnaires [Lu Xun oublie les guillemets à ce terme] étaient enthousiastes et heureux de se soumettre à l’épreuve de la tempête, ils saluaient l’ouragan. Mais plus tard, le poète Essénine et le romancier Sopoly se suicidèrent et on disait ces derniers temps que le célèbre écrivain Ehrenbourg devenait plutôt réactionnaire. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit non pas d’un ouragan qui les emporte, ni d’une tempête qui les met à l’épreuve, mais d’une vraie et bonne révolution. Leurs rêves ont été fracassés et il ne leur est donc plus possible de vivre. »
Ces derniers temps je lis Informations Ouvrières. Je ne comprends pas tout ce qui y est imprimé, et je trouve qu’on m’y juge un peu sèchement, mais je trouve que c’est un bon thermomètre, ou baromètre.