De ma visite en la ville de Québec j’ai retiré bien des souvenirs. Sans grille de lecture préétablie pour m’aider à la comprendre – c’est-à-dire à l’insérer petitement dans des petites cacases –, j’eus le bonheur de tout avoir à boire sans filtre. La dernière fois que cela m’était arrivé c’était à Corfou, où j’avais rôdé sans connaître un mot de grec, ne comprenant rien à ce qui se disait, libre de m’intéresser à n’importe quel sujet comme d’en rester au large. C’est très reposant car alors on est parfaitement maître des informations qu’on avale. Et l’on interprète à tour de bras.
À Québec, bien que comprenant la langue, j’eus affaire à suffisamment de mystères pour me sentir confortablement largué et pus, tout en me laissant tracter par l’ami Ducharme :
• m’extasier devant l’architecture furieusement anglaise de cette ville fondée par des Français ;
• chercher désespérément où se cachaient les locaux de la garnison anglaise, qui ne pouvait décemment pas tenir dans la petite forteresse près des plaines d’Abraham ;
• puis imaginer, en vraie langue de vipère, que les murailles et les fortifications de cette implantation anglaise en pays francophone n’étaient autres que ces imposants bâtiments conventuels où les bonnes sœurs apprenaient aux fillettes indigènes et françaises à respecter Dieu, la loi, l’ordre et l’occupant ; toutes perversions qu’elles iraient ensuite transmettre à leurs maris et enfants.

Bonne sœur inoculant le virus de la soumission aux deux ethnies du cru.
Mais, comme on ne peut pas être méchant toujours, je ne pus m’empêcher d’être au moins admiratif et béat devant des choses qui n’existent absolument pas en France, par exemple la pratique très anglo-saxonne qui consiste à coller des escaliers extérieurs sur les flancs des bâtiments. Dans le Paris haussmannien, ça n’existe pas. Ni à Lyon, ni à Marseille, ni à Bordeaux ni à Quimper ni à Strasbourg ni à Calais ni même à Nice. Je crois même qu’il faut vraiment traverser l’Atlantique pour commencer à en voir de manière, sinon systématique, du moins répétée.

Pignon du 235, côte de la Montagne
Graphiquement, c’est efficace. Il y a une certaine prestance dans ces zébrures qui viennent poser leurs traits énergiques sur cette muraille de briques qui, si elle était restée nue, aurait été parfaitement sinistre. Et puis, on découvre de quoi faire une petite pièce de théâtre :

Centre de jour, maison de Lauberivière, rue des Prairies
Au croisement Prairies-Vallée, cet escalier de secours organise une saynète : voici, au balcon, un vieux Roméo regardant au loin, comme sœur Anne, tandis qu’une Juliette s’affaire sur le parking.
Le grossissement de l’image montre que Roméo a la jambe gauche encastrée dans la balustrade. Peut-être fume-t-il. Est-on bien paisible, Monsieur ?
Ces escaliers et plate-formes offrent aux humains plus que ce qu’ils sont sensés fournir : non seulement on y monte et on y descend, mais aussi on y flemmarde (côte de la Montagne, il y a même des tables). L’art n’est alors pas bien loin, et je suis certain qu’en fouillant un peu, j’aurais trouvé des escaliers graphés, ornés de quelques dessins aussi vivants que ce chat que j’ai rencontré perché au rebord d’une terrasse :

Chat ailé et bavard vers le 371 rue Saint-Jean
Ce petit chat-ange, qui nous invite à monter au ciel, introduit à l’image suivante, qui ne représente plus un escalier mais une échelle. L’Échelle de Jacob ?

Au cimetière des Ursulines, 12 rue Donnacona
Comparées aux extravagantes pierres tombales de grands notables qui sont exposées dans la nef, les stèles des dames enterrées ici nous ramènent sans chichis à l’échelle ordinaire de l’humanité, celle où l’on rate des barreaux, celle où l’on s’installe pour flemmarder le nez au vent, celle où, pour monter à son ciel, il faut savoir descendre ves la solide simplicité. À comparer avec ce qui va suivre sous peu.
Prenons maintenant la rue des Jardins, ou Desjardins. Passons devant la Holy Trinity (serrons les fesses). Voici à droite une banque (serrons encore plus les fesses) et soudain, entre le 15 et le 17, apparaît un joker au bas de son dévaloir.
Ah, que j’aimerais voir en France autant de liberté dans la manière de s’amuser avec une ruelle ! On vient de Chine se faire prendre en photo à côté de monsieur l’acrobate.
Mais Québec est une ville de contrastes. Partout il y a de jolies interventions d’art urbain commandé ou spontané (interventions qui pourront faire l’objet d’un billet à part), mais c’est aussi l’endroit où je me suis heurté à la pire statue jamais rencontrée de toute ma carrière de flâneur.
Sur le socle il y avait gravé ceci :
« AU PREMIER CARDINAL CANADIEN
L’ÉMINENTISSIME ELZÉAR ALEXANDRE TASCHEREAU
ARCHEVÊQUE DE QUÉBEC »
«Éminentissime», s’il vous plaît. On est loin des Ursulines, bien qu’elles soient voisines.
Cet individu a été représenté comme on représente un empereur. Il irradie d’orgueil. Son visage exprime une morgue sans fond. Il pique les yeux, il fait mal à l’esprit.
Virulent gauchiste, je sentis immédiatement croître en moi l’irrépressible besoin de proférer quelques malédictions nerveuses à l’encontre de ce qui me semblait être une canaille de première grandeur. Je n’oubliai pas dans mes marmonnements l’affreux sculpteur qui avait osé commettre ce monument de fatuité. Mais le pire fut que tout cela resta coincé dans ma gorge, car ce que je découvris en me retournant pour échapper à cette douloureuse vision de tout ce que j’abhorre me coupa le sifflet pour de bon : des gens, le regard mouillé d’amour, bredouillaient des prières en tripotant des chapelets. Des groupies des deux sexes, et en nombre, étaient en train de rendre un culte à cet obsédant César. Il me fallut plonger dans Wikipedia pour découvrir que ce gars n’avait pas été aussi abominable que sa statue me l’avait laissé supposer.
Mais mes étonnements n’étaient pas terminés pour autant. On me montra, au pied de la colline, une œuvre d’art offerte par Monsieur Jacques Chirac, président du pays de France, à la ville de Québec. Cette chose me fit sombrer dans un abîme de perplexité, ténébreuse fosse dont je ne suis pas sorti depuis, malgré une astucieuse hypothèse avancée par l’ami Laurendeau. On en reparlera.
Décidément, voyager permet de bien dérouiller ses neurones. Que vivent à jamais dans nos mémoires les artistes québécois ! Sauf un.
FIN