Théâtre, amphithéâtre

Bonjour bonsoir. Toutes les quinzaines, je produirai un billet sur la Grèce jusqu’à épuisement de mes ressources en la matière. Cela prendra du temps. Second numéro :

Théâtre, amphithéâtre

Quand vous désirez ne pas aller visiter le sanctuaire d’Asclépios en Épidaure, et que vous le faites par la route, il se peut que, malgré tous vos efforts, vous finissiez sur le grand parking de ce Compostelle de l’antiquité. En effet, viendra un moment où des panneaux vous indiqueront L’Épidaure antédiluvienne (Palaia Epidavros) : vous vous direz avec quelque apparence de raison que voilà le domaine d’une Épidaure bien fossile, donc évidemment du sanctuaire, et que cela n’a rien à voir avec le charmant village tout à fait vivant où se trouve le restaurant où l’on vous attend, à l’extrémité sud du port, près d’un bouquet de palmiers d’où part en principe un chemin qui mènerait… à un théâtre antique (lequel théâtre ne serait pas celui d’Épidaure-le-sanctuaire, mais celui d’Épidaure-le-port, même si Google vous affirme, photos à l’appui, que c’est bien du grand théâtre qu’il s’agit). Donc, au lieu de suivre le gentil panneau qui vous indique Palaia Epidavros, plein de méfiance vous tournez à droite… et vous retrouvez sur l’immense parking du sanctuaire, à proximité immédiate des temples, des hostelleries et des cantines les plus fossiles qu’on puisse imaginer. Zut ! Ce n’est pas ainsi que l’on va se sustenter.

Un peu décontenancé, vous faites demi-tour et vous arrêtez pour consulter de plus près les cartes embarquées dans l’informatique de bord. Vous cherchez désespérément comment rejoindre Archaia Epidavros qui, malgré son nom digne des temps bibliques et son, donc, théâtre antique, n’est pas que antique, car c’est aujourd’hui un village somme toute assez récent, bien qu’il soit flanqué d’une Nea Epidavros, laquelle, bien que se proclamant moderne, est sommée d’un castel byzantin des plus vieillots. Bref, peu importe, car la grande question est : que faire ? Archaia Epidavros n’existe pas toujours ! Cependant, les lettres qu’on y envoie y sont lues, bien que beaucoup de rues, dans cet endroit invisible, n’aient pas de nom, et les maisons pas de numéros. Certes les Grecs ne sont pas stoppés par ce genre de détails, mais un touriste habitué à évoluer dans un monde canalisé, si.

Vous apprendrez bien plus tard que l’Épidaure dont vous cherchez en vain la position est tantôt qualifiée d’Archaia, tantôt de Palaia, que les panneaux tiennent mordicus pour Palaia tandis que les cartes veulent que ce soit Archaia, et les musées, ma foi… ça dépend des fois. Vous apprendrez aussi que toutes ces Épidaures (il y a même un lieu nommé Epano Epidavros… qui, lui au moins, tient parole puisqu’il est situé au-dessus des autres) ont pour centre de gravité le village de Lygourio, le seul gros bourg du coin à ne pas s’appeler Épidaure, étalé au milieu d’une vallée suspendue sur la route de Nauplie, dans le proche voisinage du sanctuaire – l’endroit pile où vous tournez en rond à la recherche du bon panneau et où, malheur de malheur, vous ne cessez de revenir là où vous ne voulez aller : le maudit parking de la maudite Lourdes locale.

Et vous avez faim, maintenant ! Et, malédiction, vous avez soif aussi ! Alors vous hurlerez au soleil, sous le regard hagard des touristes en nage : « Esculape, ou Asclépios, nous te maudissons ! » et ferez bien crier les pneus de votre véhicule tandis que, pour la troisième fois, vous effectuerez un demi-tour rageur au milieu des grands cars climatisés pour repartir à la recherche du restaurant perdu, où votre repas froid est sans doute déjà en train de se réchauffer.

Ceci étant, le sanctuaire mérite qu’on s’y arrête. On y trouve un des plus merveilleux endroits de toute l’antiquité touristique, puisque plus il y a de monde à s’y promener, meilleur c’est… Je veux parler du fameux grand théâtre planétairement connu, et que la planète entière vient visiter. On s’y presse, on s’y compresse, on y paresse aussi ; c’est le bonheur tout bleu.

Vide, comme on peut le découvrir à l’ouverture, il est déjà imposant. On a tous les sièges pour soi, on essaie les gradins, on trouve le meilleur mais enfin, ce ne sont jamais que des gradins et tout ce grand espace est bien vide malgré ses quelques chats. Mais voilà que six cars bien remplis déversent leur population, suivis de douze autres. La billetterie se met à tourner à plein régime, la cafétéria dégorge des sodas à jet continu et les chats se précipitent pour aller quémander l’air de rien. La journée commence.

Peu à peu, d’entre les pins qui recouvrent le site de leur bienfaisants murmures, monte maintenant une rumeur un peu marine, un peu troupesque, qui est celle de centaines de chaussures en train de grimper vers vous. C’est un tantinet intimidant.

Mais, timide, il ne faut pas l’être ! Voici que le premier groupe pénètre sur le lieu, traverse l’endroit où jadis se tenaient les bâtiments de la skéné, que l’on pourrait traduire par « coulisses » car on y stockait les décors, les costumes et le trac. La skéné possède trois portes : celle du centre, par où pénètrent les protagonistes (c’est-à-dire les personnages principaux), celle de gauche – côté jardin, dirions-nous – par où arrivent les gens venus « de la campagne », et celle de droite, le côté rue des temps modernes, pour les gens « de l’agora ». Chaque histoire, quand elle est racontée dans le théâtre grec antique, possède ainsi deux flancs : l’un citadin, l’autre campagnard.

Comme la skéné est un bâtiment souvent léger, souvent temporaire, il n’en reste ordinairement presque rien. C’est le cas dans le grand théâtre d’Épidaure. Et son proscenium, ce qu’on appelle aujourd’hui la scène proprement dite, ou estrade, a disparu totalement. On pénètre directement dans l’orchestra, où évoluait jadis le chœur. Cette esplanade, qui n’est pas encore une fosse comme dans nos opéras, possède, à Épidaure, la particularité d’être encore admirablement sonorisée : tout ce qu’on y marmonne s’entend jusqu’aux plus lointains gradins. Raison pour laquelle tant de touristes, parvenus à cet endroit magique, s’installent sur la pierre qui en signale le centre exact, et poussent la chansonnette.

Vous comprenez maintenant pourquoi, plus y a de monde, plus on s’amuse ici ; avec la foule, ce théâtre reprend vie et tous son sens commence à nous être suggéré. Voici une dame qui entonne, mezzo-soprano dans le style dramatique, un Ave Maria irréprochable auquel la foule dans les gradins répond par une ovation. Survient un grand américain noir à ombrelle rose, pour une lente et amoureuse interprétation d’A wonderful world qui sera bissée. Suivent deux allemands qui nous régalent avec des chansons de taverne bavaroises. Je vois leurs dames qui se bouchent les oreilles. Enfin, trois natifs de l’île de Corse se présentent, prennent une grande inspiration et mettent la main à l’oreille. Comme il commence à faire chaud, je m’éclipse après la seconde paghjella et redescends par un toboggan de graviers qui dévale le long d’un des flancs de l’édifice. Et toujours des gens arrivent, et chantent, et puis repartent, enchantés évidemment.

Je vais faire un tour dans le domaine.

De part et d’autre de mon chemin, des pierres se reposent, qu’une personne nettoie, assise sur un fauteuil pliant équipé d’un petit parasol. Elle ne me voit pas, elle tapote, et chantonne elle aussi. Le théâtre répand ainsi sa bénédiction sur la pinède et ses occupants.

Il y a aussi, sur le domaine, un odéon, c’est-à-dire un petit théâtre de travail équipé d’un toit. Celui-là est romain. Il n’en reste que des murs sans grâce, enchâssés dans une hostellerie plus ancienne.

Un odéon c’est important. On s’y entraîne au chant, on y répète, on y passe des auditions, des concours même. On y est à l’abri du vent et de la pluie.

Tout odéon est constitué d’un théâtre réglementaire, avec ses gradins en demi-cercle et sa skéné, et d’un ensemble de réserves, de vestiaires et de bureaux ; le tout tient dans un plan rectangulaire.

Ce qui est amusant dans le théâtre d’un odéon, c’est qu’on s’y croit dans un amphithéâtre d’université, avec son plafond, ses éclairages, ses portes hautes et basses. Et pourtant, quoi de plus éloigné d’un amphithéâtre classique qu’un amphithéâtre moderne ? Car enfin, dans un amphithéâtre, en principe, il y a deux théâtres, c’est-à-dire deux demi-cercles de gradins qui se font face. Prenez, par exemple, un aréna canadien, ou bien l’amphithéâtre de Pompéi : on dirait un œil. Et voilà que par je ne sais quelle vilaine magie, un amphithéâtre moderne n’est plus que la moitié d’un amphithéâtre antique. Mais qui donc a eu ainsi, un jour, le pouvoir de couper le sens d’un mot en deux ?

 

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