Epidavros

Cette gravure, donnée par un certain Otto Magnus von Stackelberg en 1830, représente la rade d’Épidaure et sa campagne ver 1810. Elle est libre de droits, d’où sa présence en ce cinquième billet sur le Grèce méridionale. On voit à gauche l’anse du nord où se trouve aujourd’hui le port, puis la péninsule, sobrement appelée Nisi, puis à droite la grande baie du sud, dominée par des montagnes qu’aucune route ne balafre encore. On cherche en vain la ville. Et pourtant, Palaia Epidavros, c’est là. Deux siècles plus tard, me voici. Et je me régale. Culinairement, cela va de soi.

Epidavros

Car s’il y a bien une chose que j’aime c’est manger, et s’il y a bien une chose que j’aime manger en Grèce, ce sont les légumes ramollis du jardin. Oui, des légumes et oui : ramollis. Juste cuits à la vapeur et arrosé d’un filet d’huile d’olive, ils dégagent des saveurs qu’on ne leur imaginait pas. Même un navet en devient grandiose. J’en fais encore l’expérience dans un restaurant près du port de cette fameuse Archaia-Palaia Epidavros qui m’aura fait tant braire quand je la cherchais, affamé et crevant de soif. Ce soir, tandis que s’entassent les olives noires, les pâtés de fèves, les caviars d’aubergines, les tomates écrasées et les morceaux de mouton grillé, je m’aperçois que ce que je préfère dans tout ce banquet, c’est de la feuille bouillie. Xorta, que l’on prononce « Horta » avec un H bien signifié, à la façon de l’arabe comme dans « Hamza » – voyez le latin hortus, le jardin. Bref, je n’en reviens pas : voici que je mange de l’herbe.

Mon hôtesse me parle de sa ville.

La cité portuaire d’Épidaure émerge de la nuit des temps entre le cinquième et le quatrième siècle avant JC. La petite acropole fortifiée, assise sur la péninsule qui sépare la baie en deux, date de cette époque. L’agora était située à la racine de la péninsule, juste à côté du théâtre local, qui date de la seconde moitié du quatrième siècle. J’aurai beau rôder aux alentours dudit théâtre, jamais je ne retrouverai cette agora – mais je ne suis pas un exemple, car il y a un tas de choses que je ne trouve pas : des clés, le repos, un tire-bouchon… Peut-être, un soir, de retour du port, en traversant la campagne qui mène à l’acropole, avisant des fouilles je m’en approchai, mais un molosse en train de pisser, imaginant que j’étais peut-être comestible, s’interrompit dans ses opérations de marquage et vint à ma rencontre. Son maître le siffla dans l’ombre. Je m’éloignai.

L’archéologie confirme l’existence de deux sanctuaires dédiés à Héra et à Artémis, mais sur le port un restaurant vous indiquera, dans son jardin en accès libre, les restes d’un troisième sanctuaire dédié à Aphrodite. De son côté, Pausanias, qui voyage dans le monde grec pendant le second siècle de notre ère, nous parle d’autres sanctuaires en plus de ceux déjà mentionnés, qu’il cite aussi bien entendu. C’est dans le livre II sur la Corinthie, au chapitre 24 : « Voici maintenant ce que la ville d’Épidaure elle-même offre de plus remarquable. C’est d’abord une enceinte consacrée à Esculape, avec sa statue et celle d’Épioné son épouse, à ce qu’on dit. Elles sont en marbre de Paros et en plein air. Il y a dans la ville un temple de Bacchus, un bois consacré à Diane où cette déesse est représentée en chasseuse, puis un temple de Vénus et, auprès du port, sur un promontoire qui s’avance dans la mer, un temple que les gens du pays donnent pour dédié à Junon. Minerve, surnommée Cisséenne, a dans la citadelle une statue en bois qui mérite d’être vue. » On croirait lire un peu Vivant Denon.

Le bosquet d’Artémis a depuis longtemps disparu, tout comme cette petite statue d’Athéna que Pausanias évoque, à l’abri dans l’acropole. Orangers, vignes et broussailles recouvrent aujourd’hui les traces de ce pittoresque antique.

La cité traverse l’époque classique, l’époque hellénistique et toute l’époque romaine avec aisance et prestige, grâce notamment à la proximité du grand sanctuaire de guérison de l’Asclépéion situé à quelques kilomètres seulement, dans les montagnes – et auquel tous les panneaux mènent, comme on a vu. À son port abordent toutes sortes de pèlerins. La venue de l’empereur Hadrien en l’an 124 de notre ère ajoute encore à la renommée du territoire, qui ne s’éteindra qu’à l’époque médiévale. Le grand sanctuaire, pillé par les barbares, étranglé par le christianisme sous Théodose II et détruit par deux tremblements de terre, n’aura pas survécu, lui, au sixième siècle.

On trouve encore aujourd’hui des traces sous-marines d’installations portuaires dans la baie du nord, sur le rivage de la péninsule, ainsi que quelques ruines elles aussi noyées, la Sunken City de la baie du sud, dont un panneau planté dans les galets indique la position approximative. Bon, à la vérité, il s’agit plus d’un pâté de maisons que d’une ville entière mais, pour qui a envie de palmer jusque là, quelques curiosités sont à y rechercher, et il ne faut pas abandonner avant de les avoir survolées. En particulier, il y a trois poteries géantes de stockage, dont les souches restent soudées dans le sol d’un entrepôt, et qu’habitent des gobies et des anémones de mer ; voyez aussi le pavage étonnant d’une plate-forme dont les éléments sont présentés sur la tranche, comme on fait avec les briques, parfois.

Tout ceci repose sur une couche de galets et d’éboulis de pente issus des montagnes, épaisse de bien six mètres si j’en crois la hauteur du talus qu’on trouve à quelques minutes plus au large, et qui décrit là comme un ancien faciès de rivage au-delà duquel tout devient sable et sédiments fins. Mais c’est que le niveau de l’eau ne cesse de monter en Méditerranée – je me souviens, à Port-Miou près de Cassis en Provence, d’avoir survolé un abri-sous-roche qui avait servi de bergerie à l’époque romaine, et que visitent aujourd’hui les poissons.

« Vous verrez, me dit mon hôtesse. Ici, on se laisse aller. Tout est calme, à commencer par nos bains. »

Il est impossible d’être plus exact. Épidaure, c’est l’engourdissement de Circé, sans la méchante cochonnerie qui va avec. La mer, dans la rade, est un miroir. Le plan d’eau, encadré par les montagnes au sud, par l’avancée de Kalamaki au nord, par les îles Saroniques et par le volcan de Méthana à l’orient, ressemble plus à un lac qu’à autre chose. L’eau y dort. Elle est un peu trouble, tiède, souvent immobile sauf, de temps à autre, une vaguelette, une ride surgie d’on ne sait quel lointain soupir. La campagne que borde ce rivage sans énergie semble elle aussi pétrifiée dans une torpeur atemporelle. La silhouette du volcan, à l’horizon, n’arrange pas les choses : sa grosse coulée de laves rousses qui fait bouclier entre deux masses calcaires semble promettre à la côte d’Épidaure qu’un jour où l’autre, un raz-de-marée viendra secouer cette immobilité sans âge.

Quelques personnes vivant vers le théâtre m’ont parlé, du reste, d’un tsunami qui aurait jadis ravagé la contrée. Je n’en trouve nulle trace dans la littérature. Il y eut bien, vers 363, un séisme dans une Épidaure, mais c’était l’Épidaure de Dalmatie. Et le grand tremblement de terre qui souleva le sud-ouest de la Crète en 365 (nous en reparlerons) ne paraît pas avoir eu de répercussions de ce côté-ci du Péloponnèse, tandis qu’on a prétendu en sentir les vagues jusqu’au fond de l’Adriatique et que le port d’Alexandrie, en Égypte, était balayé.

Au-dessus des ruines noyées flottent quelques méduses d’un caramel clair. Elles servent d’habitations à de petites tribus de poissons vifs et timides qui trouvent, entre l’ombrelle et la couronne des tentacules, un abri probablement redoutable aux prédateurs. Quant aux humains, ils n’ont rien à craindre de cet être gracieux, qui ne pique pour ainsi dire pas notre peau. Certaines extrémités de tentacules sont équipées de poches qui contiennent, par moment, une algue symbiotique de la famille des zooxanthelles ; au terme des opérations issues de la photosynthèse, cette algue recrache, et donc fournit à sa méduse, des éléments non négligeables tels que des acides aminés, du glucose, des peptides, enfin toutes sortes de molécules organiques bien utiles. Lorsque la zooxanthelle est présente, les poches des tentacules sont d’un bleu outremer soutenu ou d’un grand violet électrique et la méduse ressemble alors à un petit sapin, certes écrasé, mais tellement joli avec toutes ses boules de Noël ; en l’absence de l’algue, les poches sont blanches, le sapin est décoré de flocons.

À Épidaure, comme partout dans le Péloponnèse, il y a beaucoup de chats. Il y en a six dans le jardin de la maison où je loge. Mais pas beaucoup de chiens. Du reste, à Épidaure je n’ai pas entendu de chiens. La campagne, la nuit, stridule, africaine et lourde, soumise aux grillons et aux moustiques ; les chiens s’y taisent. Seul bruit, apparu vers l’aube, lorsqu’une buée parfumée monte des orangers : une poule, qui sonne le réveil de sa petite troupe volatile. « Pourquoi irais-je vivre ailleurs ? » me demande mon hôtesse.

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