Les quatre mortiers de Nauplie

Rolói, l’horloge de l’Acronauplie, sonne six heures. C’est une petite tour dressée au bord de la falaise. Elle tend son cou par dessus les remparts et, de là, chante pour la ville le temps qui passe. Je la regarde qui me regarde en train de la regarder depuis la Platía Syntágmatos, la place de la Constitution. Car à Nauplie aussi, et pas seulement à Athènes, la Constitution c’est important.

Les quatre mortiers de Nauplie

On m’a recommandé d’aller voir les quatre mortiers qui auraient servi dans les conflits avec les Turcs. Ils se trouvent exposés aux quatre angles du petit parterre qui entoure le socle de la statue de Theódoros Kolokotrónis, dans le jardin public situé juste au nord du parc de l’ancienne gare ferroviaire, qui sert aujourd’hui de parking les jours de marché. Alors j’y vais, et je les découvre.

C’est la première fois que je vois en vrai des armes de siège datant de la Renaissance. J’observe qu’elles sont décorées. Saint-Marc, bien entendu, est à l’honneur : il apparaît sur deux pictogrammes différents. J’observe aussi que sur au moins deux de ces quatre mortiers apparaît la signature de Francesco Mazzaroli. C’est son entreprise qui a fondu ces armes.

J’apprendrai plus tard que la fonte de l’artillerie est principalement l’affaire, dans la Venise de cette époque, de trois familles : les Conti, les Alberghetti, et les Mazzaroli qui descendent des Conti. Évidemment, les fondeurs signent et datent.

D’ailleurs, les dates, gravées sur les mortiers, sont intéressantes. 1670, 1696… On est en plein dans la période de l’artillerie en bronze coulé et non plus forgé, mais il n’y a pas encore de processus industriel abouti qui permettrait une production de séries à l’identique. Cela devient toutefois un vrai sujet de préoccupation, et les principaux fondeurs commencent à affirmer qu’ils travaillent, mais si mais si, sur des modèles et des moules reproductibles. Du reste, on commence à voir des armes de formes et de calibres plus ou moins similaires produites simultanément. C’est un bon début. Le quatuor de mortiers exposé dans le jardin public sous la statue de Kolokotrónis est un témoignage de ce souci des fondeurs, et de leurs tentatives pour trouver une solution car imaginez qu’auparavant, à la fin du quatorzième siècle et au début du quinzième, chaque pièce d’artillerie avait, en somme, ses munitions propres, ou plutôt aucune pièce ne disposait longtemps de munitions parfaitement adaptées à ses mesures.

Donc nous sommes dans cette période où apparaît un début de standardisation liée à une exigence de reproductibilité.

On voit, sur ces mortiers, des décorations. Une technique alors encore récente consistait à appliquer un positif solide et réutilisable du décor sur le moule en argile fraîche du canon pour y imprimer un négatif, que le bronze fondu, idéalement, remplissait ensuite entièrement. Cette méthode possédait l’avantage d’être rapide et donnait des résultats plus précis, par exemple, que ceux obtenus en soudant sur le canon des décorations moulées au préalable (López-Martín, 2007).

Les dates, 1670, 1696, ont un autre intérêt. Elles encadrent la reprise de Nauplie par la Sérénissime. Les Vénitiens, en effet, avaient jadis acheté Nauplie aux ayants-droits de la famille d’Enghien en 1388. Ils avaient ensuite résisté au siège entrepris par Mehmet II en 1460. Ils avaient même réussi à dégoûter le puissant Soliman Ier qui avait dû lui aussi lever le siège en 1537. Enfin, pour acheter la paix, ils avaient cédé Nauplie aux Turcs en octobre 1540.

Et voici qu’en 1686, soit seize ans après la fonte du mortier de 1670 et dix ans avant la fonte de celui de 1696, le généralissime Francesco Morosini, ancien duc de Candie, héros de la guerre de Crète, se présenta devant la ville pour la reprendre au nom de la République.

« D’abord, il envoya le général Kœnigsmark se saisir du mont Palamide, qui commande la ville et n’en est éloigné que d’une portée de mousquet. Pendant que ceux qui s’étaient postés sur cette hauteur foudroyaient la place avec le canon et les mortiers, Morosini résolut de donner bataille au Séraskier ou général d’armée, qui venait au secours de Nauplie. Il laissa devant la place les forces nécessaires pour continuer le siège, et fit avancer les autres troupes vers Argos, où le combat fut rude ; enfin les Turcs prirent la fuite, et se sauvèrent du côté de Corinthe, abandonnant Argos, dont les Vénitiens se saisirent. Le 29 août de la même année, le Séraskier parut à la tête de dix-mille hommes, et descendit vers les tranchées des Chrétiens. Le combat dura trois heures, sans que la victoire se déclarât pour l’un ou pour l’autre des partis ; mais le généralissime Morosini, étant survenu, donna de nouvelles forces à ses troupes, et mit les ennemis en fuite. Le général Kœnigsmark, le prince de Brunswick et le prince de Turenne y donnèrent des marques de leur valeur. Après cette victoire, Morosini pressa le siège avec plus de chaleur, de sorte que les assiégés se virent contraints d’arborer le drapeau blanc pour capituler. Les conditions furent qu’ils sortiraient avec armes et bagages, et qu’on les conduirait à Tenedos. Nauplie, capitale de la Morée, et résidence ordinaire du sangiac de la province, rentra ainsi sous l’obéissance de la République. » – F. Aldenhoven : Itinéraire descriptif de l’Attique et du Péloponnèse, Athènes, 1841, page 405.

Après cet exploit, Morosini deviendra le cent-huitième doge de Venise.

Mais en juillet 1715, une armée ottomane reprend Nauplie. Durement éprouvés par la résistance des assiégés, les soldats qui emportent la place s’y lancent dans de grands massacres. Il est possible que le quatrième mortier qui décore le bas de la statue de Kolokotrónis ait à voir avec cette affaire. Il semble en effet avoir été poli pour effacer certaines marques. Il reste, évidente et mystérieuse en son élégante calligraphie, une inscription à propos de laquelle je ne trouve aucune information.

Un siècle plus tard, en décembre 1822, le chef de guerre Staïkos Staïkopoulos, qui possède lui aussi une statue dans un parc qui lui est dédié, s’empare du mont Palamède qui domine Nauplie et son acropole. La ville tombe. C’en est alors terminé de la présence turque en Argolide. La guerre d’indépendance grecque touche en ses jours à quelques-uns de ses plus glorieux moments, et c’est Kolokotrónis, futur statufié, qui est chargé de garder les portes de la ville pour empêcher l’armée insurgée d’y pénétrer et de commettre, à son tour, des massacres, en représailles de ceux perpétrés cent-sept ans auparavant.

Je photographie ces infernaux mortiers en bronze poli. La municipalité a décidé de les poser au pied de Kolokotrónis et non de Staïkopoulos. C’est un curieux message car Kolokotrónis, le héros du Péloponnèse, après la victoire, choisit un camp politique dont l’autoritarisme ne fit pas la joie de tout le monde. S’ensuivit une guerre civile dans laquelle se mêlèrent vite des puissances étrangères. L’Europe se concerta pour installer au pouvoir le bavarois Othon, fils de Louis Ier, sous la forme d’une régence qui braqua rapidement toute la population de Grèce. Excédé par cette « xénocratie » qu’il eût vite qualifiée d’insupportable, notre statufié, après un coup d’État raté, fut enfermé dans un cachot de la forteresse du Palamède. Ce martyre le propulsa au faîte de sa renommée et, vite libéré, Kolokotrónis sera nommé général en chef de l’armée grecque. Voilà qui peut expliquer que les mortiers soient à ses pieds et non ailleurs. Il était le Général.

Il est tard. Je pars dans la vieille ville à la recherche d’un gyros honnête. Finalement je m’enfonce dans le menu tentateur d’un restaurant gastronomique. On ne se refait pas. Comment vais-je maigrir ?

Le soir, avant de gagner mon logement, je repasse dans le parc. Les mortiers luisent sous la lumière discrète de l’éclairage public. Le ciel est rouge, vire au violet. Des nuées de choucas, en bandes interminables, filent du nord au sud. Quelques pigeons égarés battent des ailes dans toute cette multitude et, ne sachant où donner de la tête, se lancent dans des virages serrés, zigzaguent de ci, de là, changent d’avis, repartent en arrière et font encore demi-tour puis s’écroulent, effarés, dans les feuillages du parc d’où ils me bombardent, redoutable artillerie volatile, de leurs terribles fientes.

Et toujours, le petit clocher dressé sur le bord de l’Acronauplie tinte ses heures joyeuses.

FIN

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