En Grèce la terre tremble. Toute la Turquie sa voisine repose sur un fleuve de roche qui prend sa source au nord-ouest du lac de Van, et qui se jette en Méditerranée centrale sur la plaque africaine selon un arc de cataractes allant des Îles Éoliennes jusqu’en Crète. Cet arc, tout comme le Japon son confrère, est sujet à d’importants séismes. Corfou, Ithaque, Céphalonie sautent en l’air assez régulièrement. À Céphalonie, l’île est tellement tourneboulée qu’il y a même des gouffres, sur la côte, dans lesquels se jette la mer sans interruption, comme un lavabo qui n’en finirait pas de se vider : les katavóthres. Les différences de pression et de salinité font que ces eaux finissent par ressortir, plus haut, dans des sources traditionnelles. Les gens, impressionnés par d’aussi puissants mystères, ont cependant trouvé le courage d’installer des moulins aux lèvres de ces avaloirs terribles.
Briareos l’Hécatonchire
De l’autre côté de la Grèce, le fond de la mer Égée, en chemin pour la Sicile, malmène le golfe de Corinthe qui sombre dans la croûte terrestre à mesure que le Péloponnèse, poussé par le fleuve de roche, s’avance comme un gigantesque sérac vers les cataractes au large de la Tripolitaine. Le golfe est ainsi le théâtre d’innombrables secousses, à tel point qu’il sert de laboratoire aux sismologues et de sujet de thèse pour de nombreux doctorants.
Depuis 15 millions d’années, le rift de Corinthe, écartelé entre le Péloponnèse qui file au sud et la chaîne du Pinde qui résiste au nord, s’élargit ainsi parfois de 15mm par an et s’enfonce. Poséidon l’ébranleur des terres y a posé son trône.
Souvent le golfe est balayé de vents intenses. Ce soir je le regarde depuis l’entrée dans le lac marin de Vouliagmeni, une plaine engloutie en rive nord, face à Corinthe. La mer, poussée par la marée et le vent d’ouest, s’engouffre dans la passe menant au lac et y ronfle comme une rivière. Tout se passe comme si le golfe perdait ses eaux dans Vouliagmeni ; comme si ce lac était lui aussi un katavothre, un dévoreur de mer. On se prend à rêver aux mondes intraterrestres de Jules Verne.
Au large bataille un cargo. Il est sorti du célèbre canal et remonte au vent dans des gerbes d’écume. Le bleu éteint et métallique de l’eau s’accorde au ciel encombré d’immenses nuages, dont certains s’abattent en voiles de pluie glacée sur les montagnes du Péloponnèse. L’hiver, ici, envoie ses premières armées.
Sous mes pieds le sol bouge comme le quai d’une gare de campagne lorsque passe un train rapide. C’est un microséisme. C’est Briareos qui, au fond de la mer, abat ses cent bras sur la roche ; en surface, glands et cailloux sursautent, les vagues hésitent, un chat bondit sur un mur et regarde des goélands qui se sont envolés.
Briareos est un Hécatonchire. Il a donc cent mains, ce qui fait cent bras. Il a cinquante têtes. On a du mal à imaginer cinquante colonnes vertébrales se rejoignant sur un seul bassin. Ou sont-ils cinquante siamois, reliés aux hanches ? Mais dans ce cas, un Hécatonchire aurait aussi cent pieds. Et beaucoup de zizis. Non, Briareos ne doit avoir que deux jambes et un seul bassin, mais quel bassin ! Aussi, rares sont les illustrateurs à s’être essayés à représenter un Hécatonchire sans sombrer dans le grotesque.
Quant aux psychologues, pour eux, par où commencer ? Cinquante cerveaux, imaginez donc… À quoi doit ressembler l’inconscient d’un Hécatonchire ? Quel monstre cela doit être, la résultante de cinquante têtes… En outre, cela vit sous la terre, sous la mer, sous les vivants, et cela frappe… Cela frappe.
C’est Hésiode qui, le premier, au huitième siècle avant notre ère, mentionne cette espèce dans un poème écrit. D’où sort-il ces êtres ? De quelle rhapsodie oubliée venue de la lumineuse Asie centrale ? On comprend aujourd’hui que la Théogonie du poète s’appuie sur de très anciens chants hourrites issus eux-mêmes de plus anciens récits nés dans le Croissant Fertile, d’Assur et probablement même d’Uruk, la fameuse Uruk-aux-enclos, patrie du héros Gilgamesh qui traversa les flots de la mort pour aller voir l’unique survivant du Déluge, déjà vieux quand Ninive n’existait même pas encore en rêve. Mais nulle part, dans aucun poème de ces temps antiques d’avant l’antiquité, n’apparaît un Hécatonchire.
Hésiode, on le sait, fait du syncrétisme. Ses mythes s’adossent aux vieilles religions orientales, qu’il repeint à neuf dans le style grec. Il proclame la généalogie de son dieu comme les évangélistes proclament celle du Christ, comme les hérauts proclament la noblesse et les hauts faits du chevalier qui s’avance dans la lice.
Ainsi Hésiode proclame Zeus. Puisque celui-ci est le roi des dieux, il convient de le présenter comme, en Asie, on présenta les Marduk, les Enki, les Anu, vainqueurs d’immenses batailles contre les dieux antérieurs. Zeus abat son père Kronos, qui avait émasculé et abattu son père Ouranos, le Ciel, fils et époux de la Terre – Ouranos, père des Hécatonchires. En Orient Kumarbi jadis avait, après l’avoir émasculé et avalé ses testicules, renversé son père Anu, le Ciel, fils d’Alalu, Ciel aussi, qu’il avait supplanté. Mais ni Anu ni Alalu n’avaient engendré des Hécatonchires.
Qu’est-ce donc que les Hécatonchires ? La nuit des temps s’est refermée sur le secret de leurs origines. Venaient-ils des Carpates, de Crimée, de Bactriane ? Il nous reste le récit d’Hésiode qui, à défaut de citer des auteurs, narre une généalogie. Donc lisons Hésiode. Capables de brasser et d’amasser les nuages, de souffler les vents avec leur poitrine qui peut aussi, à l’occasion, embraser le monde, les Hécatonchires d’Hésiode sont au nombre de trois : Cottos, Briareos et Gygès, c’est à dire Frappe, Force et, semble-t-il, Né-de-la-Terre, « race orgueilleuse et terrible ! […] Leur force était immense ; infatigable, proportionnée à leur haute stature. Ces enfants, les plus redoutables de tous ceux qu’engendrèrent la Terre et Uranus, devinrent dès le commencement odieux à leur père. À mesure qu’ils naissaient, loin de leur laisser la lumière du jour, Uranus les cachait dans les flancs de la terre et se réjouissait de cette action dénaturée. » – je suis la traduction en ligne de Falconnet, qui romanise les noms selon la mode de son siècle.
Où a-t-on enfermé les Hécatonchires ? Près du Tartare. « Une enclume d’airain, en tombant du ciel, roulerait neuf jours et neuf nuits, et ne parviendrait que le dixième jour à la terre ; une enclume d’airain, en tombant de la terre, roulerait également neuf jours et neuf nuits et ne parviendrait au Tartare que le dixième jour. Cet affreux abîme est environné d’une barrière d’airain ; autour de l’ouverture la nuit répand trois fois ses ombres épaisses etc. » Le Tartare serpente sous l’existence même. Voilà le lieu d’où les trois monstres vont tirer leur essence. Ils ne sont pas les seuls prisonniers ; leurs frères les Cyclopes sont là aussi, pour les mêmes raisons : ce sont des horreurs. Leurs noms sont Brontès, Stéropès, Argès. Autrement dit : Tonnerre, Éclair et Foudre. Ils concevront l’arme de Zeus.
Victime de la haine d’Ouranos leur père, soumis au mépris et à la méchanceté de leur frère Kronos, qui les avait libérés le temps de les utiliser comme soldats, ils sont encore maintenus enfermés par le fils de ce dernier, Zeus, le dieu d’Hésiode. Mais Zeus aura besoin de bien des forces pour venir à bout de son père et de ses alliés les dieux Titans. Alors à son tour il ouvre les portes du sombre séjour. En sortent les trois Cyclopes et les trois Hécatonchires. Six machines de combat.
« Opposés aux Titans dans cette guerre désastreuse, tous portaient dans leurs fortes mains d’énormes rochers. De l’autre côté, les Titans, pleins d’ardeur, affermissaient leurs phalanges. Les deux partis déployaient leur audace et la vigueur de leurs bras. Un horrible fracas retentit sur la mer immense. La terre poussa de longs mugissements ; le vaste ciel gémit au loin ébranlé, et tout le grand Olympe trembla, secoué jusqu’en ses fondements par le choc des célestes armées. Le ténébreux Tartare entendit parvenir dans ses abîmes l’épouvantable bruit de la marche des dieux, de leurs tumultueux efforts et de leurs coups violents. […] Alors Jupiter n’enchaîna plus son courage ; son âme se remplit soudain d’une bouillante ardeur, et il déploya sa force tout entière. S’élançant des hauteurs du ciel et de l’Olympe, il s’avançait armé de feux étincelants ; les foudres, rapidement jetées par sa main vigoureuse, volaient au milieu du tonnerre et des éclairs redoublés et roulaient au loin une divine flamme. La terre féconde mugissait, partout consumée, et les vastes forêts pétillaient dans ce grand incendie. Le monde s’embrasait ; on voyait bouillonner les flots de l’océan et la mer stérile. […] La victoire se déclara enfin. Jusqu’alors l’un et l’autre partis, en s’attaquant, avaient montré le même courage dans cette violente bataille ; mais, habiles à soutenir aux premiers rangs un combat acharné, Cottus, Briarée et Gygès, insatiables de carnage, de leurs mains vigoureuses lancèrent coup sur coup trois cents rochers, ombragèrent les Titans d’une nuée de flèches, et, vainqueurs de ces superbes ennemis, les précipitèrent tout chargés de douloureuses chaînes sous les abîmes de la terre etc. »
Dans cette affaire s’illustra Briareos.
Après la victoire de Zeus, le monde fut partagé. À lui l’Olympe et ses domaines, à Poséidon les océans et les mers, à Hadès les territoires de l’ombre. Aux Titans les affres du Tartare, aux Cent-mains un palais immense aux sources, ou aux fondements, de l’Océan. Quand au valeureux Briarée, « Neptune aux flots retentissants », honorant son courage, « l’unit par les nœuds de l’hymen à Cymopolie sa fille. Briarée est gendre du dieu dont le trident ébranle la terre. »
Et voilà où cela devrait nous mener, selon Mr Le Prévost d’Iray, qui consacre en 1819 un mémoire aux trois Hécatonchires, et que je viens de citer : car pour lui, leur domaine est tout marin. « D’après ces attributions spéciales, les centimanes ne doivent pas être confondus avec les autres enfans de la Terre et d’Uranus. Ils en sont, en effet, bien distincts. Sans doute, les géans entassant montagnes sur montagnes ont pu, à bien des égards, paroître des êtres identiques avec eux par leur nature ; mais les anciens mythologues les en ont distingués, en les faisant naître à des époques et dans des circonstances différentes, en mettant les uns en opposition avec les dieux, et les autres de leur parti. On doit donc distinguer les centimanes et des géans et des titans, et leur assigner, d’après les anciens, une place spéciale dans l’univers mythologique ; et cette place doit être telle, qu’en la franchissant ils se trouvent sur le terrain, soit des titans, soit des géans ; il faut, en un mot, que leur action soit bornée au principe des secousses ou commotions océaniques, évidemment opposées, dans la langue mythologique, aux bouleversemens terrestres. » Cette conclusion est très bonne, mais nous aimerions bien savoir ce qui la construit. Et c’est ce que Mr Le Prévost d’Iray ne dit pas– “Mémoire sur la nature allégorique des trois centimanes etc.” in Histoire et mémoires de l’Institut royal de France, tome 7, 1824, pp. 98-118, disponible sur persee.fr. On sent en lui une intuition, particulièrement séduisante et peut-être juste, sur l’activité sous-marine des Hécatonchires, mais il ne démontre rien. Cependant, les traditions anciennes des marins grecs tendent à confirmer cette intuition.
Car avant de marcher contre les Titans, les dieux, après le banquet somptueux offert par Zeus, avaient, dit-on, prêté serment sur un autel fabriqué spécialement par les Cyclopes pour cette occasion. Et cet autel, placé dans les astres par la suite, devint la constellation Ara, dont l’essor au-dessus de l’horizon, au mois de novembre, annonçait la saison des tempêtes lorsque les Hécatonchires, sortis de leur palais sous-marin, prenaient leurs vacances. Ainsi, selon ce qu’on lit ici et là, tout marin grec qui ne voyait, dans la nuit nuageuse, apparaître dans une trouée que la constellation de l’autel, devait se préparer à subir une tempête en mer.
Aujourd’hui, avec la précession des équinoxes, Ara a disparu des mers grecques, et chemine vers l’autre hémisphère. Les Hécatonchires sont bien attrapés.
Cependant, Briareos culmine, nappé de gloire, irrigué de puissance. Homère rapporte que son allure, si fière et si terrible, suffit à faire reculer trois dieux qui s’en venaient détrôner Zeus. Autre histoire à son propos : lorsqu’il s’unissait à son épouse la déesse marine Cymopolie, les vagues s’élevaient au ciel et ravageaient les côtes, et il fallait toute la force de Poséidon son beau-père pour les apaiser ensuite.
Raison pour laquelle Briareos fut toujours associé aux séismes sous-marins. Devenu tout puissant, il s’installa en Eubée, une île sujette à d’importants tremblements de terre, et d’où partirent maints tsunamis dont un au moins rentra dans la légende car, quand on narre que Briareos prend son essor pour aller ravager les Cyclades, il faut entendre qu’on raconte là les effets d’un séisme. Du reste, la Géographie de Strabon est pleine, au voisinage de cette contrée, de mentions catastrophiques d’île coupée en deux, de trière soulevée à travers champs et déposée à l’intérieur de remparts, de villages engloutis dans des failles, de lacs qui se gonflent, de cavernes engouffantes. Briareos tambourine sous la terre d’Eubée, dont les villes terrorisées lui rendent un culte appuyé.
Notons en passant que Briareos porte un autre nom : Αίγαίων, Aigaíôn, c’est-à-dire Égée. La mer Égée est ainsi la mer d’Aigaíôn, son jouet qu’il secoue sans limites. Quant à Égée, roi d’Athènes, qui se jette dedans pour se suicider, je ne vois pas comment on peut justifier que ce soit lui, et non l’Hécatonchire, qui soit à l’origine, à cause de cette chute, du nom de la mer. Sinon il faudrait se demander pourquoi elle ne porte pas le nom de Thésée, fils d’Égée, puisqu’après tout lui aussi est mort dans cette mer en dévissant d’un rocher.
En fait, cette manière d’attribuer à une étendue d’eau le nom d’un personnage célèbre qui s’est tué dedans semble, dans la région, devoir remonter au roi Saron, tombé et noyé dans le golfe Saronique, qui baigne Athènes. Saron était roi de Trézène, et comme Trézène était le berceau de Thésée, on peut soupçonner le motif de la noyade du roi d’avoir migré d’une couronne à l’autre pour les besoins de la propagande – car tout mythe, à Athènes, sert Athènes et ses rites.
Bref, et pour en finir avec cette digression, la mer Égée, aussi agitée qu’un escalier mécanique dont les marches disparaîtraient sous l’Eubée, terre de l’Hécatonchire, porte le nom de celui-ci, et puis voilà.
Enfin, l’Hécatonchire fut invité à trancher, dans le différent qui opposait Hélios et Poséidon à propos de la possession de l’isthme de Corinthe et des territoires avoisinants : devaient-ils être dédiés à l’un, ou bien à l’autre de ces dieux ? Selon Pausanias, l’arbitrage rendu par Briareos stipula que l’isthme appartiendrait à Poséidon, ce qui semble tout à fait justifié car il n’y a pas plus soumis à la mer et à son climat que cette côte maigrelette, tandis que l’Acrocorinthe, la montagne fortifiée qui domine la ville antique au sud, serait vouée à Hélios. Là encore, moi touriste j’approuve. Regardant, depuis le champ de ruines où se dresse le temple d’Apollon, la fière acropole dressée sur ses rochers, je vois qu’il est midi : le soleil est posé juste sur le sommet, et m’aveugle.
Nota bene que chez tous les anciens d’avant les temps de l’invasion romaine, on ne confond pas l’ouranien Kronos (Κρόνος) « l’avaleur », qui a été si sombrement représenté par Goya, avec Chronos (Χρόνος), dieu du Temps et de la Destinée.
FIN
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