L’acquisition des signes

Pour une culture mondiale de la résistance, à travers l’étude de deux échantillons sympathiques

yanik_crepeau : manifestation du 22 mars à Ville-Marie, Montréal. Source Flickr (CC BY-SA 2.0).

Cette année le Québec et la Grèce sont à la pointe du combat contre la destruction de la société des hommes ; non parce que ces deux pays auraient spontanément basculé dans la contestation indignée, mais parce qu’on les y a forcés. C’est parce qu’on les a attaqués que les gens s’y révoltent aujourd’hui. Et leur force est qu’ils se battent non pas seulement pour un point de controverse, mais pour tout ce qui en découle car, à travers ce point qui les jette dans la rue, c’est tout le reste qui, mis en danger, secoue les consciences et donne de l’obstination.

Au Québec, au-delà de la résistance soutenue courageusement face à l’explosion programmée des frais d’inscription à l’Université, c’est la vie citoyenne toute entière qu’entendent défendre ces enfants qui manifestent. Éric Martin, politologue cité par Mediapart dans un article du 21 mai, le montre avec un exemple terrible : si les étudiants ne peuvent plus suivre des cours à l’Université sans devoir payer une fortune, alors ils sont « mieux contrôlés car ils sont obligés d’avoir recours à l’endettement. À terme, on a une éducation à l’américaine. » Une éducation tenue par des hommes d’affaires, qui investissent les conseils d’administration et se forment des générations de serviteurs à leur convenance.

Dans ces combats, en Grèce comme au Québec, des gens tout à fait normaux, acculés par des politiques extrêmement prédatrices, se retrouvent obligés de se dresser contre les puissances de l’argent – dont on sait aujourd’hui, sauf à nier les évidences, qu’elles transforment toute la vie qu’elles touchent en un gros tas de dollars inutiles. Les enjeux de ces combats sont donc d’une portée universelle ; ils intéressent la planète entière. Il est donc important, pour la Résistance, de se constituer une culture commune, un bel outil de communication utilisable partout, et compris de tous. Ceci passe par les mots et les signes.

Brandir une godasse :

Le premier héros mondial du vingt-et-unième siècle s’appelle Mountadhar Al-Zaïdi. Il est journaliste et il a lancé, en décembre 2008, ses chaussures à la tête de George W. Bush junior, président des États-Unis d’Amérique, puissance occupante en Irak. Torturé puis condamné, il n’en a pas moins été un héros qui soulevé l’enthousiasme de centaines de millions de personnes à travers le monde, de toutes cultures, de toutes les nations.

Ci-contre, sur Wikimedia commons : Carlos Latuff : On behalf of journalist Muntazer al-Zaidi, Bush shoe-thrower and hero of the Iraqi people, december 2008. Carlos Latuff est un dessinateur brésilien très apprécié en Égypte contestataire. Cliquez sur l’image pour accéder au fichier source.

Akram Belkaïd, journaliste à Slate.fr, explique, dans un article d’Alexis Ferenczi datant de décembre 2011 : « Brandir une chaussure, c’est signifier un mépris et une volonté de voir la personne chassée. Ce qui revient aussi en mémoire, c’est lors de la chute de Saddam Hussein, l’image des ces gens qui poursuivaient sa statue fraîchement détruite et qui la frappaient avec des tongs ou des mules. » La semelle de la chaussure est un outil pour marquer le plus implacable des mépris : la saleté qu’elle foule ordinairement fait d’elle un excellent instrument de souillure symbolique, et donc d’offense.

« Mountadhar n’a pas tué Bush, il a fait bien mieux : par ce jet de chaussures, il a renvoyé le président des États-Unis à un statut d’animalité qui correspond finalement à ceux qui ne connaissent ni remords ni compassion devant l’ordalie du peuple d’Irak. […] Le geste de Mountadhar Al-Zaïdi, qui scelle définitivement la piteuse sortie de ce sinistre président des États-Unis, vaut bien toutes les condamnations du monde. Que restera-t-il des œuvres de George W. Bush et des hommes qui l’ont porté au pouvoir ? Une tache indélébile dans l’histoire des États-Unis. Ces chaussures vengeresses resteront accrochées au cou d’un homme qui a su incarner, au-delà de toute caricature, les perversions de la puissance au service de l’injustice. » K. Selim : Les souliers de l’homme révolté, Le Quotidien d’Oran, 16 décembre 2008 (lire le texte sur algeria-watch).

Tartine de suie pour ton visage :

« Traîtres, vendus ! Nous refusons d’être les esclaves du FMI ! » Non, les manifestants de la place Syntagma ne font pas coucou aux parlementaires ; s’ils agitent la main ce n’est pas pour saluer mais pour maudire. Sachez, ô peuples d’occident, que les Grecs détestent devoir défiler dans les rues : c’est mal, c’est bas, c’est voyou. Aussi, quand il n’y a plus que ça à faire avant de prendre les armes, y vont-ils avec une bonne grosse dose de rancœur qui vient s’ajouter à l’indignation déjà énorme qui les a jetés hors de chez eux. Ceci se traduit par un geste, qui porte ici un nom : moutza.

SpaceShoe : Disabled student « giving the hand » to the authorities at the city of Chania in Crete during the « Independence Celebration » (cliquez sur l’image pour accéder au fichier-source). Les plans d’austérité successifs ont plongé la population dans la misère, à commencer par les plus faibles des citoyens, qui dépendent beaucoup de l’État. L’image date du 25 mars 2012 ; les Autorités, qui sont au second plan, apprécient modérément le geste de cette victime de leur incurie.

À l’époque byzantine, nous dit Wikipedia, certains condamnés devaient défiler à cheval sur un âne, ligotés et installés à l’envers sur la bête, le regard tourné vers l’arrière. Leur visage devait avoir été précédemment passé à la suie, et pour cela, il fallait bien que l’officiant utilisât une main. C’est cette même main, doigts écartés et paume tournée vers la cible, qui est jetée aujourd’hui vers la personne qu’on entend offenser. Ici encore, comme avec les semelles des Persans et des Arabes, c’est la souillure que l’on projette symboliquement.

Gjia : Moutza against the parliament, june 29, 2011 (accès au fichier-source en cliquant sur l’image). Notez la présence d’une belle double-moutza, effectuée de main de maître par une personne en rouge au premier plan à gauche. Pour la recette de la double moutza, voyez OkeaNews : http://www.okeanews.fr/moutza/

Deux signes pour dire son mépris :

Camarades de Grèce et du Québec, du Qatar et de Syrie, de Russie, d’Allemagne, d’Égypte, d’Espagne ou des États-Unis, gens de partout où un peuple excédé s’affronte à ses oppresseurs, vous les indignés, les 99%, vous avez des signes à mettre en commun. Empruntez les uns des autres, selon le beau mot de Stephen Jay Gould qui voit à l’œuvre, dans les échanges culturels, des processus d’infection par « fertilisation croisée ». Vous sont données une godasse et une main ouverte ; vous connaissiez l’une mais pas l’autre, ou aucune des deux, eh bien vous voilà équipés. Québécois à carrés rouges, la prochaine fois qu’une équipe de journalistes vous filmera pour ses besoins de propagande, vous saurez comme conspuer leurs maîtres, Quebecor et Power Corporation : vieille pantoufle dans la main gauche, et moutza dans la main droite. Et si Charest décide  un jour de se montrer en public dans les rues de Montréal, il lui faudra des murailles de flics pour ne pas recevoir en pleine face l’expression de votre plus pur mépris, expression préparée de longue date par une planète entière.


Bonus : cet excellent petit billet d’un bibliothécaire qui rentre en résistance,
et qui devient pirathécaire !

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Un commentaire pour L’acquisition des signes

  1. L’ultra-libéralisme planétaire est en train de susciter des résistances à la hauteur de ses prédations et de ses destructions, et c’est parfaitement légitime.

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